«Jim and Andy: the Great Beyond» : La distorsion d’une identité

 Charles Fraser-Guay

CINÉMA – Actuellement disponible sur Netflix, la compagnie préférée de notre ministre du patrimoine, «Jim and Andy, the Great Beyond», est un documentaire réalisé par Chris Smith, à qui l’on doit «Collapse» et «The pool» et produit par, entre autres, Spike Jonze. Ce documentaire, nous fait redécouvrir un Jim Carrey maintenant absent des écrans.

Le réalisateur rend aussi un vibrant hommage à Andy Kauffman. Bien plus qu’un simple «making of», «Jim and Andy» est une double mise en abyme, un film dans un film et l’histoire d’un humoriste atypique interprétant le rôle d’un autre humoriste tout aussi atypique.

D’abord, Jim Carrey se livre, avec candeur et désinvolture, à une rétrospective sur sa vie et sur sa carrière. Loin de se censurer, il fait preuve d’une franchise désarmante. Entrecoupé d’images inédites, le documentaire nous présente, en parallèle à cette entrevue avec Carrey, des scènes du tournage chaotique du film «Man of the Moon», de Milos Forman en 1999.

L’acteur canadien, alors au sommet de sa gloire, incarnait dans cette production le célèbre Andy Kauffman, décédé en 1984. Cet humoriste se plaisait à mystifier son public en créant de nombreux canulars, tous plus loufoques les uns que les autres. Son personnage le plus célèbre était Tony Clifton, un faux chanteur de piano-bar outrancier à l’extrême.

Lors du tournage, Jim Carrey, imprégné par l’aura de Kauffman décida de s’effacer pour devenir à temps plein son personnage et ces avatars. Cette transfiguration s’effectua, pour le plus grand cauchemar des membres de la production, qui devinrent vite incapables de gérer l’acteur. Littéralement possédé par son sujet, Jim Carrey demandait, entre autres, à se faire appeler Andy entre les prises.

Il fut à l’origine d’un chaos indescriptible lorsqu’il se transforma en Tony Clifton. Cette «method actor» poussée à l’extrême, donnera lieu à des scènes d’anthologie. Il est difficile de ne pas rire lorsque Carrey, alias Clifton, se présente au bureau de Steven Spielberg, torse nu et complètement saoul, à la recherche du requin de «Jaws». Milos Forman, dépassé par cette situation, aura tout de même l’intelligence de laisser Carrey poursuivre son travail de création.

L’acteur, on le devine, ne sortira pas complètement indemne de cette « possession ».  Une fois le tournage terminé, il se retrouva avec une identité diffuse, incapable de retrouver ses repères et malheureux à l’extrême. L’acteur confirme dans son entrevue à Chris Smith que cette situation fit ressortir ses nombreuses failles intérieures.

Le documentaire nous fait donc entrer dans la psyché de l’acteur. Jim Carrey, malgré l’atteinte de ses rêves les plus fous, restait fondamentalement insatisfait de sa vie. Cet humoriste qui faisait rire la planète entière camouflait son mal-être depuis tellement d’années qu’il se retrouvait incapable de vivre avec lui-même, une fois ses personnages drolatiques remisés au placard.

Cette révélation est surprenante. Elle devrait nous faire réfléchir sur cette quête de reconnaissance et de popularité véhiculée dans nos sociétés. Poussée à son paroxysme grâce à Internet, elle semble rarement donner les résultats escomptés.

L’acteur explique au réalisateur avoir été obnubilé par l’idée de devenir célèbre, dès son plus jeune âge. Désireux d’être en diapason avec l’attente présumée des gens à son endroit, il décida de se façonner un personnage divertissant et souriant à l’extrême une sorte de Mr. Hyde.

Ce décalage entre le vrai « Jim » (souvent dépressif) et le « Jim » attendu, semble avoir volé en éclats à la suite de la production de « Man of the Moon ». Aujourd’hui, l’acteur se dit libéré de toute forme de désir, flottant dans une sorte de vide sidéral.

En conclusion, le documentaire «Jim and Andy» pose des questions extrêmement pertinentes sur notre perception de la réalité et sur les façons de la distorde, selon notre bon vouloir. Bien avant l’heure des réalités alternatives, des réseaux sociaux et des fake news, Andy Kauffman et Jim Carrey avaient compris que cette fameuse « réalité » est élastique.

Nous pouvons la travestir afin de mystifier notre entourage. Il suffit de penser à  nos fameux profils sur les réseaux sociaux, où nos vies semblent parfaitement préfabriquées, afin de s’en rendre compte. Cet outil de propagande personnel peut cependant devenir une arme à double tranchant. L’individu peut se prendre à son propre jeu et se perdre dans sa vie alternative.

Jim Carrey parait avoir été victime de cette dichotomie. Le dialogue ahurissant tenu par l’acteur dernièrement à une animatrice, à qui il déclarait  « ne pas exister », tend à le démontrer.  Cette observation terrible de l’acteur devrait nous faire réfléchir.

À force de vouloir exister essentiellement en fonction du regard de l’autre, nous finissons par perdre de vue ce qui nous définit réellement comme individus. Ainsi, nous sommes à risque de devenir les acteurs impuissants du film faussé de notre propre existence, film dont le contrôle nous aurait échappé en cours de route.