Un soupçon de lumière dans la grande noirceur: La chute de l’empire américain !

Charles Fraser-Guay

CINÉMA – Après deux films moins concluants, Denys Arcand revient en force avec « La chute de l’empire américain ». Nous retrouvons, dans ce dernier opus, ses thèmes de prédilection habituels, c’est-à-dire l’argent, la décadence, le repli vers l’individualisme et l’hédonisme (après l’échec du référendum de 1980), ainsi qu’un désir de dénoncer les injustices. Le réalisateur montre encore une fois son incroyable talent de dialoguiste. Dans son écriture, il fait étalage de sa grande culture, mais sans jamais forcer la note. En fait, il est plutôt agréable de regarder un film québécois dans lequel il n’y a pas de « sacres » aux cinq minutes.

L’histoire n’est pas particulièrement originale, mais elle donne à Arcand la possibilité de régler ses comptes avec la société. Lucide et cynique à la fois, le cinéaste et historien de formation nous renvoie à nos errements et à nos faiblesses. Contrairement à « L’âge des ténèbres », nous retrouvons, dans ce film, une forme ténue d’espoir.

Le réalisateur s’inspire d’un fait divers. Pierre-Paul, le personnage principal, est un livreur sans histoire, incapable de s’adapter au monde actuel. Docteur en philosophie, trop intelligent pour une société se complaisant dans la médiocrité, il vivote, dans l’indifférence générale, jusqu’au jour où il se trouve au mauvais endroit, au mauvais moment : il est témoin d’un vol. Une fois la fusillade terminée et deux des trois protagonistes décédés, il aperçoit deux sacs remplis d’argent et il décide de s’en emparer.

Une fois cette décision prise, Pierre-Paul fera face à des difficultés imprévues. Il ne peut utiliser cet argent au risque d’attirer l’attention des policiers et, par ricochet, des membres du crime organisé. Désireux de s’extirper de ce guêpier, il cherchera une aide extérieure et la trouvera en la personne de Sylvain Bigras, un ex-motard tout juste sorti de prison. Une foule de personnages croiseront ensuite sa route, de l’escorte la plus dispendieuse de Montréal jusqu’à l’avocat libidineux. Fait intéressant, les personnages du film ne sont ni noirs ni blancs et s’éloignent souvent des clichés habituels.

Un peu comme Marie-Josée Croze dans le « Déclin de l’empire américain », Pierre Curzi, réussit en quelques répliques à voler la vedette à ses confrères acteurs. Dans le rôle du maître Taschereau, sa prestance et son autorité naturelle transpercent l’écran. Arcand, en fin renard, a vu juste en choisissant l’ancienne star de téléréalité Marie-Pier Morin pour interpréter Aspasie. Elle est particulièrement pétillante dans le rôle d’une escorte capable de citer du Racine et d’utiliser ses attributs comme arme de séduction massive. Rémy Girard, en motard sympathique, et Alexandre Landry méritent aussi une étoile.

Au niveau de la réalisation, « La chute de l’empire américain » gagne en intensité et en rythme lorsqu’Arcand se concentre sur  l’enquête des policiers et sur le stratagème mis en place par Pierre-Paul pour faire disparaitre l’argent volé. Il faut souligner le travail didactique du réalisateur. Il réussit à nous faire comprendre, sans trop de lourdeur et avec beaucoup d’ingéniosité, les mécanismes complexes de l’évasion fiscale. À cet égard, le film nous fait penser au méconnu et extraordinaire « Papa à la chasse aux lagopèdes » de Robert Morin. Le dernier tiers du film est un savant mélange d’« Ocean Eleven », de « La maudite galette » et de « Réjeanne Padovani ».

Point négatif, l’histoire d’amour entre Pierre-Paul et l’escorte est toutefois nettement moins réussie. Cette partie s’étire en longueur. Par ailleurs, nous avons été agacés par l’idéalisme amoureux excessif de Pierre-Paul. L’interprète, Alexandre Landry, n’est pas en cause : le problème vient plutôt du personnage. L’entendre dire qu’il veut connaître le véritable nom d’Aspasie pour mieux chérir celui-ci le reste de sa vie contraste avec les dialogues plutôt incisifs du film. Dans le même ordre d’idée, le cheminement psychologique de l’escorte de luxe nous semble difficilement compréhensible. Mis à part ces quelques bémols, le film est plutôt réussi dans son ensemble.

Ainsi, force est d’admettre qu’Arcand est toujours au sommet de sa forme lorsqu’il critique le système, même si cette critique manque parfois de nuance. Le discours des personnages faisant état de la corruption des politiciens est plutôt prévisible. Pourtant, en fin observateur de la société, il aurait été intéressant de voir le réalisateur s’attarder sur les conséquences de ce cynisme. Bref, tout le monde en « prend pour son rhume » et de manière relativement équitable : le gouvernement, les médecins, les policiers et, en particulier, le monde des finances.

Cette lucidité d’Arcand, frôlant parfois le cynisme, nous renvoie à ses œuvres antérieures.  Au début de sa carrière, son cinéma est politiquement engagé. « Québec : Duplessis et après » et « On est au coton » témoigne de cet enlignement. L’échec du référendum de 1980, filmé de belle façon dans son documentaire « Le confort de l’indifférence », marquera un point de rupture. Le réalisateur désabusé se détournera progressivement du collectif pour s’attarder principalement sur des quêtes individuelles, comme dans « Le déclin de l’empire américain » et dans « Les invasions barbares ».

Cet individualisme trouve son paroxysme dans « L’âge des ténèbres ». Le personnage Jean-Pierre Leblanc est seul, sans espoir et sans ancrage, dans un monde en déconstruction. Faute d’alternative, ce misanthrope choisit la fuite dans le rêve et dans ses fantasmes. Pour « Le règne de la beauté », le réalisateur éloigne son regard scrutateur de sa génération et se concentre sur les enfants de ceux-ci. Ces trentenaires désincarnés vivent dans un monde d’opulence et de beauté, mais semblent insensibles à celle-ci. Leurs discussions sont vides, sans substance et futiles.

« La chute de l’empire américain » clôt, en quelque sorte, la boucle. La société a échoué dans ses projets collectifs. L’état ventripotent est devenu déconnecté de la réalité des gens et se montre incapable de faire face aux problèmes actuels. Les personnages des films d’Arcand n’ont pas davantage trouvé de sens à leur vie avec le consumérisme, avec l’hédonisme, dans le rêve et dans le vide de la beauté. Alors, que reste-t-il? Arcand apporte un début de réponse à cette question lancinante dans la conclusion de son dernier film. La solution se situe peut-être dans un retour à des valeurs comme la charité et le partage, des valeurs que certains qualifieront de chrétiennes, une sorte de retour à un Québec pré-Révolution tranquille, en ces temps de déréliction nationale.

Photographie : Films Séville