Charles-Fraser-Guay
CINÉMA – Dans sa guerre du streaming contre les autres plateformes web, Netflix vient de gagner une première manche symbolique grâce à la qualité de ses nouvelles productions. La compagnie, en plus du succès critique du film « Marriage Story », a l’audace de nous proposer avec « The Irishman » la dernière offrande du maestro de la réalisation, Martin Scorsese.
En développement depuis des années, ce film, aux proportions pharaoniques (production de 160 millions de dollars et d’une durée de 210 minutes) fut d’abord refusé par nombre de sociétés de production traditionnelles, étant donné l’ampleur du risque encouru. Fort heureusement pour nous, Netflix racheta le film en 2017. Après avoir regardé « The Irishman », force est d’admettre qu’il faut ici les en remercier.
Le réalisateur nous replonge dans les arcanes de la mafia, au même titre que ses chefs-d ’œuvre antérieurs « Les affranchis » et « Casino ». Il clôt ainsi de façon magistrale sa trilogie des truands et il le fait en renouant, qui plus est, avec sa muse de toujours, Robert de Niro.
« The Irishman » est un long flash-back historico-sociologique. Crépusculaire et intimiste malgré sa démesure, il s’agit, en quelque sorte, d’une réponse critique du réalisateur à ses films antérieurs sur la mafia. Il décrit avec méticulosité la dynamique des luttes de pouvoir interne et il le fait sans aucune complaisance.
Scorsese, contrairement à plusieurs de ses collègues de la même génération (De Palma, Coppola, Lucas, etc.), parvient encore, à 77 ans bien sonnés, à nous surprendre. Le plan-séquence de la première scène l’illustre de manière éloquente. La caméra nous fait entrer dans une maison de retraite et nous présente de dos le personnage principal.
Cette scène est représentative du film dans son ensemble, c’est-à-dire sans aucune fioriture et hermétique. Elle semble être une sorte de réponse critique de Scorsese à son célèbre plan-séquence du cabaret dans « Les affranchis ». C’est un peu comme si le réalisateur avait brusquement enlevé toutes les paillettes et excès enrobant la vie de gangsters pour n’en conserver que sa nature la plus brute et répulsive.
Durant ces 210 minutes, nous suivons, sur une trentaine d’années, la montée en puissance puis la descente aux enfers de Frank Sheeran, un tueur à gage, véritable maître dans l’art d’accomplir les « sales besognes ». Lié à un important parrain de Philadelphie, nommé Russell Bufalino (incarné par Joe Pesci, sorti de sa retraite pour l’occasion), il deviendra, de fil en aiguille, l’homme à tout faire de Jimmy Hoffa, président du puissant syndicat des Teamsters. Son destin se retrouve donc enchevêtré avec plusieurs événements marquants des années 60 et 70 aux États-Unis.
La prémisse est loin d’être originale et l’histoire pourrait, par conséquent, nous paraître éculée. Pourtant, il n’en est rien. Le scénariste Steven Zaillian, bien connu pour avoir écrit le classique « Forest Gump », parvint à adapter et à rendre digeste l’histoire de Sheeran. Il réussit à faire cohabiter une multitude de personnages, sans jamais se perdre en cours de route.
Le personnage principal est interprété par Robert De Niro, enfin sorti de son désert artistique (Dirty Grandpa). Son Sheeran demeure, durant l’entièreté du film, un être sans âme, lugubre et seulement capable de suivre mécaniquement les ordres. L’acteur est capable de transposer la complexité de cette impuissance à l’écran. De Niro est soutenu dans son travail par une brochette d’acteurs qui ont marqué plusieurs générations et qui combinent, en sa compagnie, 18 nominations aux Oscars. Le réalisateur leur offre ainsi le plus beau des requiem.
Soulignons ici le travail formidable d’Al Pacino, qui joue un Jimmy Hoffa volubile mais qui évite le cabotinage, et Joe Pesci, qui trouve son meilleur rôle depuis « Casino ». Seul élément un brin déroutant : le procédé visuel permettant de rajeunir les acteurs, qui ne change rien à leur déplacement ralenti par l’âge. Le visage est jeune, mais le corps reste vieux.
Malgré ce petit couac, le film est une parfaite réussite. Nous sommes à des lieux de la fameuse figure romantique du mafieux représentée dans plusieurs films de Scorsese. Contrairement à son Henry Hill dans « Les affranchis », dont les outrances avaient un aspect attractif, le réalisateur, cette fois-ci, déconstruit le mythe qu’il a lui-même contribué à bâtir. Le regard critique que porte la fille de Sheeran tout au long du film sur son père renforce ce jugement moral. Ce que nous dit le réalisateur, c’est que dans la mafia, aucune rédemption n’est possible.