Pierre-Yves Faucher
MUSIQUE – La plateforme de diffusion en continu Disney+, connue pour ses productions «familiales» peuplées entre autres par les superhéros Marvel et pour ses films d’animation de Pixar, offre depuis quelques années des documentaires musicaux orientés vers les adultes.
On n’a qu’à penser à «McCartney 3,2,1» (2021) qui décortique les enregistrements des Beatles en compagnie du maestro en personne et du producteur Rick Rubin. On nous a aussi récemment offert «Get Back» de Peter Jackson (2021) et on vient de nous offrir Bono and The Edge : A Sort of Homecoming (2023) qui comprend des reprises acoustiques des succès du groupe U2 et des entrevues pilotées par l’ex-animateur d’émission de fin de soirée David Letterman. Le 3 mai prochain, nous aurons droit à une production en quatre volets sur Ed Sheeran. Il faut s’attendre à ce que cette vague ne fléchisse pas dans les années à venir.
Les studios Abbey Road
En 2022, Disney+ s’est associée cette fois avec Mary McCartney, qui a réalisé le documentaire «If These Walls Could Sings» consacré aux illustres studios d’enregistrement Abbey Road. Le documentaire a été rendu disponible sur la plateforme en janvier dernier en Amérique du Nord.
Premier effort de réalisation d’un long-métrage documentaire, Mary McCartney fait un survol des 91 ans d’existence des studios en 89 minutes. Comme nous allons le voir, c’est un mandat qui aurait mérité au moins une demi-heure, même une heure de plus. Son histoire est si riche que la réalisatrice a dû faire des choix. Le résultat est intéressant dans l’ensemble, il y a beaucoup de musique, mais cela reste incomplet sous plusieurs aspects.
L’approche de Mary McCartney se veut conviviale et ne procède pas de manière chronologique. Le documentaire commence par une entrevue avec son père. Il sera en quelque sorte le fil conducteur de tout le documentaire en faisant des apparitions sporadiques jusqu’à la fin. Toute la parenté Beatles apparaît assez tôt également, comme Giles Martin, Ringo Starr et George Martin sur bande sonore.
J’admets que l’omniprésence de ces personnages est liée au fait que la notoriété des Fab Four a fait connaître les studios dans le monde entier, que le groupe a rapporté des tonnes d’argent à leur compagnie de disque et au Trésor britannique et a fait rayonner la culture anglaise sur toute la planète. Pourtant, les Beatles n’y ont enregistré que pendant huit ans (il faut noter que Paul a été le plus fidèle d’entre eux en continuant d’y enregistrer pendant les années 70 avec son groupe Wings).
Plusieurs grandes vedettes y ont enregistré de grands disques et leur donner la parole était pertinent. On aurait pu cependant nous faire grâce de plusieurs banalités du genre «c’est magique» (Elton John), une «expérience spirituelle» (Noel Gallagher, Oasis), c’est un «trésor national» (Liam Gallagher, Oasis). Nile Rodgers (Chic) est allé un peu plus loin en déclarant que «la magie existe dans l’artiste et non dans les murs». Il poursuit en disant que les artistes sont superstitieux et font tout ce qu’ils peuvent pour mettre toutes les chances de leur côté.
Le compositeur John Williams a été un peu plus intéressant en parlant des particularités du studio 1 et de son acoustique juste assez «sèche» sans trop de réverbération, donc parfaite pour les orchestres symphoniques. J’aurais aimé qu’on me parle des caractéristiques physiques des lieux qui font en sorte que la résonnance est adéquate pour tous les sons et évite tout écho; du système spécial de ventilation et de purification de l’air qui a été installé pour que les musiciens et les artistes travaillent dans les meilleures conditions de température ambiante tout au long de l’année et de l’air chaud qui est constamment purifié et renouvelé. J’aurais voulu aussi qu’on traite de l’équipement d’enregistrement et de son évolution dans le temps et des innovations émergeant des techniciens qui devaient satisfaire aux demandes parfois exigeantes des musiciens. Tout ça est traité de façon trop superficielle à mon goût.
Les chaînons manquants du documentaire
Les disques de comédie
À en croire le propos du documentaire, il n’y aurait eu que des enregistrements de musique classique, pop et rock. Il me semble que le travail de George Martin dans le les années 50 et 60, qui n’était pas associé spécifiquement aux Beatles, aurait été un segment intéressant à développer.
Engagé comme directeur de l’étiquette Parlophone en 1950, George Martin devait faire ses preuves comme producteur, rendre viable cette étiquette et découvrir de nouveaux talents. À ses débuts, il a réalisé plusieurs projets d’enregistrement de pièces musicales de style baroque, classique et des pièces de musique orchestrale plus accessibles (light orchestral music).
Il avait cependant un faible pour les disques de comédie. De la fin des années 1950 jusqu’au milieu des années 1960, George Martin a produit de nombreux disques d’humour (chansons et sketches).
Il y a eu d’abord Peter Ustinov qui se spécialisait dans les parodies d’opéra et Peter Sellers, un artiste aux multiples talents (danseur, chanteur, satiriste) qui avait un beau début de carrière à la BBC avec l’émission The Goon Show dans les années 50. Cette émission de comédie radiophonique était retransmise dans plusieurs pays comme l’Australie, l’Afrique du Sud, en Nouvelle-Zélande, en Inde et au Canada.
Le réseau NBC aux États-Unis l’a intégré dans sa programmation au milieu des années 1950. L’influence de cette émission a été marquante sur le développement de l’humour britannique et américain et sur la culture en général. Un fait marquant dans la carrière de Peter Sellers fut sans contredit le duo avec Sophia Loren pour le film The Millionairess (Les dessous de la millionnaire) paru en 1960 qui fut un grand succès (top 5 au Royaume-Uni). Peter Sellers a aussi parodié les Beatles que ceux-ci admiraient. Sellers a eu par la suite une brillante carrière au cinéma.
Les unités mobiles d’enregistrement passées sous silence
Les Studios Abbey Road ont toujours eu une unité mobile d’enregistrement active pour capter des concerts en direct ayant lieu dans des cathédrales de grande dimension, des salles d’assemblées publiques et des églises. De nombreux disques ont été enregistrés non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi en Europe de l’Est pendant la guerre froide.
Si les studios de Londres n’étaient pas disponibles, l’entreprise considérait important d’avoir l’option d’enregistrer leurs artistes européens dans leur pays d’origine. Cette unité a permis également d’enregistrer des spectacles d’humour dans certains établissements universitaires comme Cambridge en 1961 dont faisait partie entre autres Dudley Moore. Il y a actuellement trois unités mobiles d’enregistrement Abbey Road qui parcourent le monde.
Centre de formation pour les ingénieurs du son et les techniciens
Au cours de toute son existence, les Studios Abbey Road ont toujours été un terrain fertile d’apprentissage pour toute l’industrie. En 2015, l’école de musique Abbey Road Institute a été créée à Londres pour former des ingénieurs en enregistrement et en production musicale. Il existe des campus à Amsterdam, Frankfurt, Johannesburg, Miami, Paris et Sydney.
Les studios Abbey Road en bref
Originalement appelés EMI Recording Studios (Electric and Musical Industries), la direction de l’établissement a décidé de les renommer Abbey Road Studios après la sortie de l’ultime album studio des Beatles qui les ont fait connaître mondialement.
Le studio 1 peut accueillir les plus importants orchestres symphoniques comprenant jusqu’à 250 musiciens et 1000 personnes du public. Lieu d’enregistrement des bandes sonores de films à grand déploiement au début des années 80 comme la saga La guerre des étoiles, les Aventuriers de l’arche perdue (Indiana Jones) et plusieurs autres grandes productions hollywoodiennes.
Le studio 2 peut accueillir 50 musiciens et un public plus restreint que le studio 1. Utilisé souvent pour les chœurs de chants et les prestations musicales en direct. Les Beatles y ont passé des centaines d’heures, surtout la nuit, pour échapper à la folie de la Beatlemania.
Le studio 3 est bien pourvu en équipement technique et peut accueillir un maximum de 30 musiciens.
Le «Penthouse» ouvert officiellement en 1981 constitue le 4e studio qui a été construit au dernier étage de l’immeuble. Capacité d’accueillir de plus petits groupes et des artistes solos qui préfèrent une ambiance plus intime et des coûts plus bas. Très en demande par les groupes rock.
Lectures suggérées
Abbey Road, The story of the world’s famous recording studios, Brian Southall, EMI Records Ltd, 1982
All You Need is Ears, The Inside Personal Story of the Genius Who Created the Beatles, George Martin, St. Martin’s Press, New York, 1979