Charles Fraser-Guay
CINÉMA – « Au revoir là-haut », la dernière offrande d’Albert Dupontel, est l’adaptation d’un roman de Pierre Lemaitre, auréolé d’un prix Goncourt. Le film débute en 1920, au Maroc. Albert Maillard, le personnage principal, est interrogé par un officier français dans un commissariat. Contraint de raconter son histoire, il remonte la genèse de celle-ci, aux derniers soubresauts de la Première Guerre mondiale.
Dans les tranchées, il explique avoir fait la connaissance d’Édouard Péricourt, le fils d’une riche famille parisienne. Artiste dans l’âme, le jeune garçon est en froid avec son père, un homme puissant et autoritaire. Nous comprenons qu’un lien indéfectible unit les deux soldats. La raison de cette amitié nous est rapidement donnée : alors que l’armistice vient à peine d’être signé, le malfaisant lieutenant Henri d’Aulnay-Pradelle, désireux d’en découdre une dernière fois avec les Allemands, donne l’ordre burlesque de lancer une offensive.
Durant ce carnage, le jeune garçon sauve la vie de Maillard, mais il se retrouve, par contrecoup, gravement défiguré. De retour à Paris, quelques mois plus tard, les deux soldats démobilisés tentent de refaire leur vie. Blessés physiquement et moralement, incapables de reprendre leur travail d’avant-guerre, ils décident de monter une opération d’escroquerie à grande échelle.
Ils veulent voler l’argent qui sera utilisé pour l’édification des monuments aux morts. Pradelle, leur antagoniste, se retrouvera bien vite sur leur chemin. Lui aussi profite des opportunités de cette boucherie et est déterminé à conserver cette manne d’or.
Film singulier et déroutant, « Au revoir là-haut » confirme le retour en grâce d’Albert Dupontel, après le drolatique « 9 mois ferme ». Le cinéaste se démarque, à bien des égards, de ses confrères réalisateurs. Nous sommes à des lieux du cinéma de la nouvelle vague et de ses incarnations subséquentes.
Seul Jean-Pierre Jeunet se rapproche, quelque peu, de son style éclaté et baroque. Le lien de filiation de Dupontel est davantage du côté anglo-saxon et américain. Depuis son premier film « Bernie », le cinéaste marche dans le sillage de Terry Gilliam et, dans une certaine mesure, dans celui de Billy Wilder (pour son côté corrosif). Avec sa dernière offrande, il s’éloigne de la comédie, sa marque de commerce depuis l’échec du film « Le créateur » en 1999.
Anarchiste dans l’âme, le réalisateur s’approprie avec brio les thèmes du livre de Lemaitre et y juxtapose les siens : son amour et sa tendresse pour les marginaux, sa haine des bourgeois, sa critique d’un système politique corrompu.
La direction artistique du film est sans faille. Dupontel a travaillé la couleur et le grain des images avec la minutie d’un peintre. Son Paris nous rappelle celui du film « Un long dimanche de fiançailles ». Sa réalisation est fluide, ses cadrages de grande qualité, ses travellings verticaux, plutôt inventifs.
D’ailleurs, le plan séquence initial, celui du chien qui traverse le champ de bataille, mérite à lui seul le détour. Les costumes sont superbes, tout comme les décors. Mimi Lempicka et Pierre Quefféléan méritent amplement leur César.
Ce soin apporté à la direction artistique donne une certaine féérie au film. Nous avons même parfois l’impression d’être dans une sorte de fable. C’est à ce moment que Dupontel se rapproche le plus de son idole, Terry Gilliam. Ces éléments contribuent à faire de son film un ovni dans le paysage cinématographique français.
Notons que cet éclatement, en particulier durant la première partie du film, ne se fait jamais au détriment de l’histoire. Le réalisateur évite de sacrifier le fond à la forme. Son adaptation est respectueuse du livre de Lemaitre. Seules certaines intrigues secondaires se retrouvent en partie charcutées. Mais comme l’ouvrage initial fait six cents pages, l’inverse eut été étonnant.
L’acteur Pérez Biscayart, qui nous avait émus dans le film « 120 battements par minute », est excellent dans le rôle d’Édouard Péricourt. Masqué durant la plus grande partie du film, il s’exprime avec son regard et par son langage corporel. Tout comme son Sean du film précédent, son personnage est victime d’une société indifférente à son malheur.
Dupontel, qui incarne Albert Maillard, est plus effacé, mais sa gaucherie le rend d’emblée sympathique aux spectateurs. Il est intéressant de constater que le réalisateur ne se réserve pas le plus beau rôle. C’est Biscayart qui vole la vedette. D’ailleurs, nous ne pouvons passer sous silence, le jeu de Laurent Lafitte, sadique à l’extrême dans la peau du lieutenant Pradelle.
Ainsi, Dupontel expose dans son film les ravages de la guerre de façon originale sans centrer son histoire sur la guerre elle-même. Il nous laisse plutôt entrevoir le désabusement et surtout, la difficile réintégration sociale des soldats. Péricourt devient, en quelque sorte, le symbole de ces « gueules cassées ».
Il faut voir sa déchéance morale dans ce contexte. Seuls son désir viscéral de revanche et l’aspect créatif qui en découle le maintiennent en vie. Pour lui, escroquer le gouvernement n’est pas amoral. Il demande réparation à une caste politique et économique qui l’a floué en l’envoyant directement à l’abattoir, voilà tout.
« Au revoir là-haut » se démarque donc à bien des égards. Film grand public, malgré le sérieux de son sujet, film inclassable, oscillant entre la comédie, le drame et la fable, il vous tiendra écartelé entre des émotions diverses.
Loin de glorifier la guerre et d’encourager une vision romantique de celle-ci, Dupontel réussit plutôt à illustrer son absurdité totale. Il met un visage à ce ballet des morts, qui a avalé les rêves et les espoirs de toute une génération.