Les subterfuges de la postproduction des albums «live»

Pierre-Yves Faucher

MUSIQUE – Dans un article paru l’an dernier dans le Journal le Montérégien (Éthique, code moral et imposture dans le monde du spectacle, janvier 2024), je traitais entre autres des difficultés rencontrées par les artistes qui se produisent en spectacle de chanter juste et de rendre justice aux chansons enregistrées en studio.

Il en est de même pour les musiciens qui peuvent être désaccordés ou qui peinent à tenir le rythme. L’enregistrement en public comporte de nombreux défis pour les sonorisateurs et les artistes. La sonorité d’une grande salle, l’acoustique de la scène, les bruits parasites ou les équipements techniques peuvent affecter la qualité sonore des enregistrements en direct.

De son côté, le public en général tient à reconnaître le plus possible leurs chansons préférées, entendre exactement les mêmes solos de guitare à la note près et tous les autres instruments tels qu’enregistrés sur disque. Pour le groupe, ça ne laisse pas beaucoup de place à l’improvisation, aux émotions du moment et aux erreurs. Ce qui en ferait ainsi un spectacle présenté par des humains.

Le meilleur exemple poussé à l’extrême où l’humanité est en partie absente, c’est Madonna avec sa dernière tournée The Celebration Tour qui a utilisé les bandes sonores de ses albums pour s’accompagner sur scène. C’était mis en marché de cette façon, les fans n’en faisaient pas de cas, mais il n’y a pas de meilleure façon de tuer le métier de musicien.

Le cinéma : un marchand de rêve et d’illusions

Depuis que l’industrie du cinéma est un produit de masse, on s’est habitué à ses diverses tactiques pour nous émerveiller et nous jeter de la poudre aux yeux. Ça fait tellement longtemps que ces pratiques existent que plus personne n’y porte attention, qu’on parle de l’utilisation de cascadeurs pour remplacer les acteurs dans certaines scènes ou du doublage des voix (ghost singing) des acteurs ou actrices qui ne savent pas chanter.

Dans le film musical My Fair Lady (1964), Audrey Hepburn ne pouvant pas être à la hauteur comme chanteuse, c’est la voix de Marni Nixon qu’on entend. Cette dernière a doublé des centaines d’actrices dans des rôles chantants de 1948 à 1965. Parmi les films les plus connus, on dénote The King and I (Debora Kerr), West Side Story (Natalie Wood) et Gentlemen Prefer Blondes (Marilyn Monroe).

Cette pratique ne s’est pas estompée et elle perdure encore aujourd’hui. La voix de Rami Malek dans Bohemian Rapsody (2018) est un amalgame de vieux enregistrements de Freddy Mercury et du chanteur Mark Martel. On a utilisé la postsynchronisation pour Lou Diamond Phillips dans La Bamba (1987) et pour Jamie Foxx qui mime la voix de Ray Charles dans le biopic Ray.

Les albums live se veulent un compte-rendu fidèle des groupes en spectacle

Ce qui semble être la norme de l’industrie maintenant et depuis 50 ans, c’est de vendre des disques dits enregistrés devant public, mais comprenant des bandes retouchées par la suite en studio.

Qu’entend-on par bandes retouchées?

On utilise souvent le logiciel Autotune pour ajuster certaines notes chantées, ce qui laisse croire aux consommateurs et aux fans que le chanteur ou la chanteuse est formidable, ce qui est compréhensible pour les artistes vieillissants qui n’arrivent plus à atteindre certaines notes haut perchées. L’overdubbing ou superposition sonore est une étape de postproduction qui consiste à reprendre en studio des parties d’enregistrement en concert. Parfois, ce sont des voix complètement refaites en studio ou quelques erreurs d’exécution qu’on veut corriger.

Sur Youtube, les titres des vidéos peuvent porter à confusion. Ce qu’on appelle Live, c’est la performance. Les musiciens se trouvaient sur la scène, donc ils jouaient en direct devant un public, mais ce que celui-ci a entendu dans la salle un certain soir, ce n’est souvent pas ce qu’on entend sur Youtube ou sur les enregistrements qui sont vendus par la suite.

La comparaison des deux versions est facile à faire avec des enregistrements sur place avec un cellulaire et le produit retouché qui a été mis en marché ou présenté sur les chaînes de diffusion. Depuis quelque temps déjà, je visionne les vidéos produites sur Youtube par Filip Henley (Fil – Wings of Pegasus), un auteur-compositeur et réalisateur anglais qui démontrent clairement les manipulations sonores effectuées en postproduction.

Les albums live : Un marché très rentable depuis 50 ans

Dans les années 1970, les albums rock enregistrés en spectacle étaient très lucratifs. L’effervescence du genre et une mise en marché pas très subtile ont créé un produit culturel qui reproduisait l’ambiance des spectacles de rock’n roll à grand déploiement pour faire vibrer les haut-parleurs des puissants systèmes de son maison de l’époque. Parmi les plus vendus, on retrouve Frampton comes alive (17 millions d’exemplaires – 1976), Live 1975-1985 par Bruce Springsteen and the E Street Band (13 millions d’exemplaires), Alive! du groupe Kiss (9 millions d’exemplaires – 1975).

Des albums cultes trafiqués en studio

Certains d’entre eux ont subi d’importantes chirurgies comme l’album Live Killers de Queen (1979) dont une des chansons est un amalgame de cinq enregistrements en public. D’autres chansons de l’album ont été simplement reproduites en studio en ajoutant des applaudissements en « canne » et quelques superpositions sonores bien dissimulées. On en apprend davantage sur cette question de traficotage dans les biographies des musiciens.

Kiss Alive ! et Alive II (1975 et 1977)

Dans son autobiographie parue en 2014, Paul Stanley du groupe Kiss révèle que des ajustements en postproduction ont été apportés à l’album Alive! de 1975. Selon ses dires, ils l’ont amélioré, pas pour cacher quoi que ce soit ou pour tromper le public. Leur spectacle à la mise en scène déjantée ne permettait pas d’atteindre un niveau technique parfait. Les guitares désaccordées et certaines erreurs ont été corrigées.

Après trois albums studio et suite au succès de l’album Alive !, le groupe a reçu des demandes pour produire un deuxième album enregistré en concert (Alive II en 1977). Le réalisateur Eddie Kramer affirme dans son livre Kiss : Behind the Mask qu’il était difficile de bien faire sonner la musique en raison de leur manière particulière et énergique de jouer sur scène, avec leurs nombreux déplacements et sautillements. Les changements apportés aux bandes sonores ont été moindres que sur le premier album en concert, car ils s’étaient beaucoup améliorés en deux ans.

Wings Over America (1976)

Même si on aime beaucoup Sir Paul McCartney, il a lui-même succombé aux tentations de l’overdubbing. Le triple album live Wings Over America (1976) a fait l’objet d’une reprise en studio de la plupart des pistes de voix, notamment celles des chœurs (background vocals) chantés par Linda McCartney et Denny Laine.

L’album « Eagles Live » (1980)

Les Eagles sont réputés pour être des perfectionnistes en studio. L’album Eagles Live paru en 1980 rassemblait divers enregistrements publics réalisés en 1976 et en 1980. Dans ses mémoires, Don Felder, un des guitaristes du groupe, révèle que des passages de guitare, des chœurs, des passes de batterie et de basse ont été repris. Selon la publication Rolling Stone Record Guide, il s’agit de l’album live le plus modifié par des superpositions sonores de toute l’histoire de la musique populaire.

Right Here Right Now – Van Halen (1993)

Du côté du groupe Van Halen, Sammy Haggar, chanteur et guitariste, révèle dans sa biographie intitulée Red : My Uncensored Life in Rock parue en 2012, que tout l’album Right Here, Right Now a été réenregistré en entier dans le studio d’Eddie Van Halen. La matière première a été produite dans le cadre de deux concerts filmés le 14 et le 15 mai 1992 à Fresno en Californie. Ils sont retournés en studio, chaque membre du groupe a visionné sa performance sur vidéo et a tenté de reproduire le mieux possible leur prestation. Sammy Hagar a dû chanter à nouveau toutes les chansons en regardant un téléviseur. Les frères Van Halen (Alex à la batterie et Eddie aux guitares) ont corrigé en postproduction la bande sonore soit parce qu’Eddie était désaccordé ou qu’Alex ne suivait pas le tempo. Kramer devait adapter son chant au changement de tonalité et de vitesse.

Unleashed in the East – Judas Priest (1979)

La fatigue et les décalages horaires affectent souvent les artistes qui doivent faire des tournées à un rythme effréné. La voix du chanteur du groupe Judas Priest, Rob Halford, était dans un mauvais état pour l’enregistrement de l’album Unleashed in the East à Tokyo au mois de février 1979. Après avoir écouté les bandes tirées de divers spectacles, il s’est rendu à l’évidence que la qualité n’était pas au rendez-vous et a décidé de refaire toutes ses pistes de voix en studio pour l’entièreté de l’album.

Un manque de transparence

Il y a quand même une marge entre le réenregistrement et la postsynchronisation de certains instruments ou de passages moins bien réussis. Dans certains cas, les retouches peuvent être minimes comme des ajustements concernant des microphones qui n’ont pu capter convenablement une partie de la performance.

Aujourd’hui, la question n’est pas savoir si un disque enregistré en spectacle a été modifié avant sa parution. Il s’agit de connaître l’ampleur des interventions. L’esprit corporatiste de la business de la musique rock a eu pour effet de créer le mouvement punk à la fin des années 1970 dont le slogan pourrait se résumer à « Ce que vous voyez, c’est ce que vous obtenez » (what you see is what you get), une démarche musicale imparfaite, mais plus honnête.

Pour certains fans, il s’agit d’une trahison, d’autres acceptent cette pratique et la considèrent comme inévitable et nécessaire. Dans mon entourage immédiat, le fait de mimer sur scène et d’utiliser des bandes préenregistrées ne dérange personne. Je déplore le manque de transparence des compagnies de disques. Si on mentionne sur les pochettes que certains propos sont vulgaires ou provocateurs, on devrait au moins préciser que tout n’est pas complètement « live ». Un autre élément à considérer dans les années à venir sera l’impact de l’intelligence artificielle sur les productions futures.