Le documentaire Summer of Soul réécrit les livres d’histoire

Pierre-Yves Faucher

MUSIQUE – À peine sortis du marathon de visionnement du documentaire The Beatles : Get Back sur la plateforme Disney+, un autre documentaire d’intérêt nous est maintenant offert sur cette même plateforme et sur Hulu.

Il s’agit de Summer of Soul (…Or, When the Revolution Could Not Be Televised) qui dresse un portrait éloquent du festival culturel de Harlem de 1969 (Harlem Cultural Festival) qui a eu lieu du 29 juin au 24 août dans le parc Mount Morris (maintenant appelé Marcus Garvey) dans un contexte de changements sociaux, culturels et politiques importants aux États-Unis. Il eut lieu pour la première fois en 1967 et il fut renouvelé en 1968.

Mais c’est celui de 1969 qui a été le plus mémorable comme le documentaire l’illustre bien. Un menu varié était au programme : célébration de la musique et de la culture afro-américaine, promotion de la fierté noire et de l’égalité, débats, discours politiques, et échanges au sein des communautés et participation des commerçants locaux et des écoles de danse et de musique de Harlem.

Six journées thématiques différentes

Le festival gratuit mettait en vedette de nombreux artistes de l’heure et attira plus de 300 000 personnes. Il s’est déroulé sur 6 dimanches et comportait chaque fois une thématique différente : soul et jazz (The Fifth Dimension et Max Roach, gospel et discours sociopolitiques (révérend Jesse Jackson), soul et funk (Stevie Wonder, Gladys Knight & The Pips), musique des Caraïbes (Mongo Santamaria), blues et jazz (B.B. King et Sly and the Family Stone). Une journée a été consacrée aux talents locaux (concours Miss Harlem, troupe de danse). Il fut organisé par Tony Lawrence, un chanteur de calypso et de jazz de New York qui s’est lancé dans la programmation d’événements culturels sur la côte Est des États-Unis dans les années 60.

Un documentaire qui permet d’apprécier l’événement à sa juste valeur 

C’est grâce à l’initiative du réalisateur Ahmir « Questlove » Thompson (leader du groupe The Roots) que ce festival refait surface. Le documentaire fait donc œuvre de réparation alors que cet événement culturel majeur a été ignoré pendant 52 ans. Ahmir Thompson a travaillé à partir de près de 50 heures de matériel recueilli par plusieurs équipes de tournage réunies par Hal Tulchin qui œuvrait depuis longtemps dans le secteur de la production télévisuelle. Il comprend de longs extraits musicaux, des témoignages d’artistes qui y ont participé et de spectateurs qui ont vécu ces journées marquantes dans leur vie. Le documentaire Summer of Soul représente bien les tourments de la communauté noire, autant pour ceux vivant dans Harlem que pour tous les noirs partout aux États-Unis.

Après le festival, Hal Tuchin a tenté en vain de vendre cette production pour être présenté comme un spécial télévisuel. La visibilité a été réduite au minimum. Une station locale de télévision de New York a présenté deux émissions de deux heures sur le festival, mais après l’été 1969, la majeure partie du matériel n’a eu aucune diffusion commerciale. Il a été surnommé le « Black Woodstock ». Disons-le, la culture afro-américaine ne pesait pas lourd dans l’univers médiatique de l’époque en partie en raison de l’absence de noirs aux postes de direction des médias et d’une indifférence généralisée envers la culture afro-américaine.

Cette indifférence se manifestait également à cette époque par le fait que les jazzmen les plus talentueux devaient se produire en Europe pour être appréciés. Et qui a fait renaître l’intérêt du blues pour les jeunes Américains dans les années 1970? Le salut allait venir de l’extérieur de l’Amérique. Les nombreux groupes de jeunes Britanniques comme les Rolling Stones, John Mayall and the Bluesbreakers et Cream admiraient et côtoyaient les plus grands comme Muddy Waters, John Lee Hooker, Howling Wolf et B.B. King. L’exposition aux jeunes partout dans le monde à ces bluesmen par les spectacles et les collaborations sur disque ont revitalisé leur carrière pour devenir par la suite des vedettes internationales à part entière.

Un festival pour la paix et un autre pour promouvoir la culture afro-américaine et dénoncer la discrimination

Le festival de Harlem et celui de Woodstock (du 15 au 18 août) avaient des objectifs différents.  Pour Woodstock, l’intention était de dénoncer la guerre du Vietnam et de prouver que des jeunes de toutes origines pouvaient se réunir en grand nombre sans violence pour écouter de la musique. Mission accomplie.  Sur le plan de la programmation, il comptait 31 artistes et groupes dont seulement trois musiciens noirs en tête d’affiche : Richie Havens, Jimi Hendrix et Sly Stone (Sly and the Family Stone). Sept groupes faisaient preuve de mixité raciale dont Santana qui donnait dans le rock latino.

Le festival de Harlem de son côté visait à promouvoir la culture afro-américaine et dénoncer la discrimination envers les noirs. Il ne comprenait que des têtes d’affiche de la communauté noire américaine (quelques musiciens blancs faisaient aussi partie de quelques groupes).

Concurrence forte au plan médiatique

Douze festivals de musique populaire ont été organisés aux États-Unis en 1969 et ce sont ceux organisés à Woodstock et à Altamont en Californie qui ont retenu le plus l’attention. Les documentaires qui ont été produits soit Woodstock : Trois jours de paix et de musique et Gimme Shelter ont toujours été considérés comme les témoins définitifs des hauts et des bas de la culture pop de l’année 1969.

Le festival de Woodstock a fait l’objet d’un film projeté en salle et d’un album triple en 1970. En 2004, le magazine Rolling Stone classait ce festival au 19e rang des 50  moments qui ont changé l’histoire du rock’n roll. En 2017, le site du festival (Bethel) était inscrit au registre national des sites historiques par l’organisme fédéral National Register of Historic Places. Ce festival a été considéré comme le modèle à suivre qui a inspiré les organisateurs de ceux qui ont suivi comme Bonnaroo et Coachella. Pour ce qui est du festival d’Altamont organisé par les Rolling Stones, on se rappellera beaucoup plus cet événement comme la fin du mouvement Peace and Love avec le meurtre devant la scène de Meredith Hunter et les trois morts accidentelles.

Comme si l’ombre projetée par Woodstock sur le festival de Harlem n’était pas assez opaque, le 20 juillet, les médias tournaient toute leur attention sur l’alunissage de l’équipage d’Apollo 11 pendant que Stevie Wonder et Gladys Knight se produisaient dans Harlem.

Ainsi, ce n’est que 52 ans plus tard que le festival de Harlem de 1969 est réinscrit dans les livres d’histoire. Un documentaire à voir pour comprendre un peu plus cette époque tumultueuse. Vaut mieux tard que jamais.

En bref

  • Le film réalisé par Ahmir Thompson a remporté 11 prix, dont trois dans la catégorie comme meilleur documentaire (Critics Choice Docs Awards, Los Angeles Film Critics et National Board Of Review Award).
  • Le groupe Sly and the Family Stone a été le seul du festival de Harlem à avoir joué à Woodstock également.
  • Nina Simone est une figure marquante de ce festival. Elle est considérée comme l’une des quatre plus grande chanteuse de jazz de l’histoire avec Ella Fitzgerald, Sarah Vaughn et Billie Holliday. Engagée dans le mouvement des droits civiques, elle est, par sa musique issue de la fusion du gospel, de la pop et de la musique classique, une source d’inspiration pour la jeune génération et celles qui suivent.
  • Un des faits marquants au plan musical : le solo de batterie du jeune musicien Stevie Wonder plus connu pour ses prestations au clavier.

Le documentaire Summer of Soul (…Or, When the Revolution Could Not Be Televised), est disponible actuellement sur les plateformes Hulu et Disney+