Éthique, code moral et imposture dans le monde du spectacle

Pierre-Yves Faucher

MUSIQUE – Deux nouvelles dans le monde du spectacle ont récemment retenu mon attention, soit la présente tournée de Madonna et une enquête des autorités chinoises sur un groupe musical utilisant présumément des bandes sonores préenregistrées en spectacle.

Madonna et le Karaoké Tour

Madonna est en tournée partout dans le monde en 2024. Le Celebration Tour. Comme la loterie du temps des Fêtes de Loto-Québec. En consultant le site d’Evenko pour son passage au Centre Bell le 18 janvier prochain, il faut croire qu’il faudra gagner un gros lot pour se payer des billets. Un survol rapide nous indique que la rangée FF de la section 305 commence à 136 $ et les billets de la section nord (rangée F) se transigent à 3570 $ (billet de revente certifiée). Pour le forfait VIP (Vast Income Person), le prix varie de 595 $ à 2502 $.

Au cours des dernières années, les productions sur scène doivent, semble-t-il, être de plus en plus grandioses pour impressionner les spectateurs. On n’a qu’à penser aux Rolling Stones et à Pink Floyd pour leurs prestations dans les stades. Maintenant, qu’est-ce que Madonna nous offre pour la présente tournée ? Un spectacle sans musiciens. Donc, ce que j’appelle la tournée Karaoké. La raison invoquée ? Reproduire intégralement le son de ses albums. C’est plutôt faible et méprisant comme argument.

Les bandes préenregistrées : une pratique courante aux débuts de la télévision nord-américaine

Au Québec, les bandes préenregistrées étaient à l’honneur dans le cadre d’émissions destinées aux jeunes comme Jeunesse d’aujourd’hui.(1962-1974) qui fut une émission très populaire sur la chaîne privée Télé-Métropole et le Donald Lautrec Chaud diffusé à Radio-Canada de 1969 à 1971. Notons qu’à ma connaissance, un des seuls groupes ou artistes du Québec qui ont refusé de livrer une performance « mimée » est le groupe Offenbach. Coup de chapeau à ces messieurs !

Le chef de file de ce type d’émission fut sans conteste l’émission American Bandstand sur le réseau de télévision américain ABC de 1952 à 1989 où les producteurs doutaient que les jeunes groupes puissent bien s’en tirer avec une performance en direct. De plus, les ados voulaient entendre note pour note avec les mêmes paroles, le 45 tours qu’ils avaient acheté.

En 1980, la présentation habituellement soignée des performances de l’émission a pris une tout autre tournure quand l’irrévérencieux punk rocker John Lydon et son groupe Public Image Limited (PIL) n’a pas apprécié de se faire demander de ramener à 10 minutes la prestation de deux chansons d’une durée de 13 minutes qu’ils devaient mimer. Ne sachant pas trop où couper dans leur livraison, John Lydon s’est assis sur le devant de la scène et afficha son mécontentement. Il se leva par la suite, prit le micro dans ses mains et n’a fait aucun effort pour mimer les paroles. Il a par la suite invité les spectateurs dans le studio à venir joindre le groupe sur la scène. Ce moment d’anthologie est offert sur Youtube.

Les contraintes techniques d’une performance en direct 

Je pardonne presque tout quand il s’agit d’une production studio. En ce qui a trait aux performances sur scène, je ne m’attends pas à ce que ce soit très fidèle aux platines. Pourquoi une prestation différente du disque ne serait-elle pas acceptable à nos oreilles ?

L’utilisation des bandes préenregistrées dans un contexte de performance en direct est primordiale dans le cas de productions de haute visibilité comme le Super Bowl ou d’une cérémonie de remise de prix pour respecter le carcan du minutage serré imposé à chaque segment prévu. Donc, pas une minute de plus, pas une minute de moins. L’interprète entend la bande sonore par l’entremise d’oreillettes, qui comprend des bandes préenregistrées plus élaborées que ce que les musiciens peuvent reproduire sur la scène. Cette façon de faire aide à prévenir tout problème technique imprévu.

Un autre aspect à considérer est lié aux exigences des tournées qui ont un impact sur les cordes vocales des artistes. La fatigue et les problèmes de santé peuvent les affecter comme tout le monde. Pour ne pas annuler des spectacles, le coffre à outils de la technique comprend des bandes préenregistrées et un éditeur audio pour corriger un timbre de voix inadéquat. L’ingénieur du son peut utiliser Autotune ou un logiciel qui corrige la hauteur des performances vocales en temps réel (Waves Tune Real-Time). Cela facilite le travail du soliste qui peut peiner à s’entendre chanter quand le niveau sonore atteint 100 décibels et plus sur la scène.

Alors que les studios d’enregistrement sont des environnements contrôlés où de nombreuses prises de voix peuvent être amalgamées dans le produit final, la scène n’offre pas ce luxe. Certains artistes aiment bien avoir ce filet de sécurité.

Par contre, quand on me vend une performance en direct, je veux entendre la voix d’un interprète (le masculin est utilisé ici pour ne pas alourdir le texte) et voir des musiciens jouer de leur instrument. Je tolère par exemple des choristes qui soutiennent les notes aiguës qu’une chanteuse ne peut plus atteindre. Il est toujours possible de baisser la tonalité originale de la chanson. Les exemples sont nombreux avec tous les septuagénaires sur la route actuellement, hormis les Rolling Stones qui ne semblent pas gênés de fausser ou de jouer désaccordés (j’exagère). Coup de chapeau de ma part.

Dans le cas des vieux routiers comme Kiss, les internautes, avec vidéos à l’appui sur les réseaux sociaux, leur font un procès sans merci pour l’utilisation de bandes préenregistrées. Les chansons qui doivent être hurlées, la voix qui n’y est plus à un certain âge (le corps humain est ainsi fait) ne découragent pas leurs fans qui affluaient en grand nombre pour leur tournée d’adieu. Ils seront sûrement de retour en avatars ou remplacés par des musiciens plus jeunes. C’est l’avantage des costumes d’Halloween qu’ils portaient.

L’éthique et le respect des spectateurs

Ces temps-ci, on entend beaucoup parler d’éthique et de code moral, en politique et dans le monde des affaires. Plusieurs personnes perdent leur poste quand elles étirent la sauce des conventions du socialement acceptable ou quand elles interprètent à leur avantage ce qui est considéré comme un abus par l’ensemble de la société. Pourquoi ne parle-t-on pas de respect du public, d’intégrité ou d’éthique dans le monde du spectacle ?

La vente d’un show « live » doit être liée à un produit « live ». Et un show de musique, ça comprend aussi des musiciens sur scène. Le recours à des bandes pour la voix n’est pas un mystère dans son cas (on pense également à Britney Spears). Avec des chorégraphies complexes et exténuantes, aucun interprète ne peut tenir le coup pendant deux heures. Les grandes vedettes n’y échappent pas. On parle ici de Beyoncé en 2013 pour l’investiture de Barak Obama, de la prestation ratée d’Ashley Simpson en 2004 à l’émission Saturday Night Live, de Whitney Houston en 1991 au Super Bowl et du cas extrême de Milli Vanilli en 1989 où le niveau d’imposture a révélé le côté sombre de producteurs sans scrupules.

Une question d’image et d’honneur

On se rappellera qu’à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’été de Beijing en 2008, la Chine a forcé la note concernant l’interprétation de l’Ode à la nation lors de l’entrée du drapeau chinois dans le stade. Au départ, il était prévu que la jeune chanteuse de 7 ans, Yang Peiyi, interpréterait la chanson. Après avoir assisté à une répétition, un haut dirigeant chinois a jugé que la voix de la jeune enfant était bonne, mais que son apparence physique laissait à désirer avec son visage rond et ses dents mal alignées.  On la remplaça par une autre jeune fille de 9 ans « plus jolie » qui a mimé la voix de l’autre. Sommes-nous surpris de cette prise de décision dans « l’intérêt national » d’après les dires du directeur musical de l’événement?

Devrait-on pénaliser le « lipsync » ?

Le site de nouvelles de la BBC rapportait récemment que la Chine considérait le « lipsync » comme un comportement trompeur pour un public payant. Selon leur réglementation commerciale, cette pratique est passible d’une amende de près de 20 000 $. Les artistes peuvent également être empêchés de se produire dans le pays et la licence des entrepreneurs de spectacles peut être révoquée.

Bien que les bandes préenregistrées soient couramment utilisées par les artistes chinois sur le réseau de télévision d’État, une enquête des autorités chinoises (Bureau de la culture et du tourisme) a été déclenchée suite à une vidéo virale publiée sur les réseaux sociaux chinois qui met en cause l’intégrité du groupe taiwanais Mayday qui s’est produit en spectacle à Shanghai le 16 novembre dernier. Ce groupe très populaire depuis 20 ans chez eux et dans les pays sinophones, n’est probablement qu’un bouc émissaire et qui illustre un autre bras de fer politique dans le cas de la Chine qui considère que Taiwan est une province du pays. Le groupe nie toutes les allégations et collabore à l’enquête.

Doit-on aller jusque là dans les pays occidentaux? Je ne pense pas. Quand les spectateurs déserteront ce type de spectacle et consacreront leurs dollars de loisir aux artistes intègres, ces imposteurs s’effaceront peu à peu. Cependant, ce n’est pas demain la veille dans une société où l’image peut parfois occulter l’importance de l’authenticité et du talent.