Charles Fraser-Guay
CINÉMA – Le film «Joker» est en salle depuis une semaine. Globalement apprécié par les critiques québécoises et européennes, il polarise nos confrères de l’autre côté de la frontière. Signe de ce décalage, l’agrégateur Rotten Tomatoes ne lui donne que 68 % de critiques positives, alors qu’il est plébiscité massivement par les spectateurs (comme en témoigne la note de 90 % donnés par ces derniers, sur le même site).
Loin de s’atténuer, la polémique entourant le film ne semble pas vouloir dérougir. Todd Phillips, le réalisateur visiblement excédé de devoir se justifier, a fait une sortie en règle contre la culture «woke» (les gens qui éprouvent une réelle fierté morale à percevoir de la violence en tout).
L’acteur principal Joaquin Phoenix, dans le même état d’esprit, a quitté une interview plutôt que de répondre à une question tendancieuse d’une journaliste à propos de l’influence de la violence véhiculée par le cinéma sur la société. En bref, les artisans du film doivent défendre leurs choix scénaristiques sur la place publique et justifier l’aspect non-manichéen de l’œuvre. Pourquoi ?
Nombre de critiques américaines ont reproché au film d’inciter les mâles blancs célibataires à la violence. Certains d’entre eux ont même été jusqu’à faire un rapprochement avec le mouvement «incel». Cette œuvre serait donc dangereuse et subversive.
Il y a une certaine forme d’hypocrisie à tenir un tel discours, alors que nos bulletins d’information et nos réseaux sociaux regorgent de faits divers violents à la limite du supportable. Faudrait-il altérer la force d’une œuvre sous prétexte que certaines personnes fragiles pourraient l’interpréter de façon inadéquate ?
Bien sûr que non. Cette indignation relève de la posture. Entendre un psychologue québécois dire qu’on aurait raison de s’inquiéter du film est sidérant. Petit rappel ici, le vrai problème aux États-Unis à l’origine des tueries de masse, ce n’est pas «Marilyn Manson» ou le film «Joker», mais le deuxième amendement ! Cette indignation sélective est au final contreproductive. Elle nous empêche de percevoir le véritable problème. C’est l’arbre qui cache la forêt.
Dans le film, les actes du Joker ne sont jamais glorifiés ou excusés. Todd Phillips cherche plutôt à nous questionner sur notre besoin maladif de reconnaissance, tel Rupert Pupkin dans «La valse des pantins», ou sur l’aliénation d’un individu prisonnier d’une société qui le rejette, comme Travis Bickle de «Taxi Driver». C’est une critique frontale d’une Amérique reaganienne ou plutôt trumpienne, une Amérique qui a perdu ses repères.
Le film tire dans toutes les directions, métaphoriquement parlant. Le réalisateur pointe du doigt une élite insensible et déconnectée, mais aussi une classe populaire prête à s’identifier et à idolâtrer un psychopathe… comme quoi la réalité, parfois, dépasse la fiction. Le Joker, rappelons-le, se garde bien de prendre clairement position. Nous ne pouvons pas en faire le porte-étendard d’une cause. Il le dit lui-même : «Je ne fais pas de politique».
L’atmosphère du film est oppressante, mais le nombre de scènes violentes demeure a postériori limité. Nous sommes loin d’un sanguinolent «Rambo» ou «John Wick». L’incitation à la violence, dont l’accusent certaines critiques, est donc une vue de l’esprit.
Force est d’admette que «Joker» a touché une corde sensible chez le pudibond et moralisateur «Oncle Sam». Il règne dans le milieu artistique et intellectuel américain une culture du politiquement correct qui menace d’étouffer toute créativité. Il faut féliciter Todd Phillips d’avoir eu le courage de casser un modèle hyper-consensuel à la Marvel.
Hollywood est encore capable de prendre des risques et paradoxalement, l’exemple vient du genre cinématographique où on s’en y attendait le moins…