La critique caustique de cette semaine porte sur le film « A quiet Passion », sorti récemment en DVD. Largement passé inaperçu au Québec, le film a été acclamé par les commentateurs, en particulier dans les pays anglo-saxons. Pourtant, de par ses qualités intrinsèques, cette œuvre mérite qu’on s’y attarde plus longuement.
Le film transpose sur grand écran la vie de l’une des plus grandes poétesses américaines de son époque : Emily Dickinson. Née en 1830 et décédée en 1886, cette femme est devenue, à titre posthume, l’une des chefs de fil du courant transcendantalisme en poésie.
Un peu comme l’avait fait auparavant le réalisateur Pablo Larrain pour son film « Neruda », « A quiet passion » nous transporte dans l’univers de l’artiste avec finesse et intelligence. Cérébral, moins éclaté dans sa forme que « Neruda », mais débordant de trouvailles scénographiques, « A quiet passion » est un film essentiel pour interpréter l’œuvre de l’artiste.
Les défis du réalisateur britannique Terence Davies étaient immenses à bien des égards lorsqu’il a choisi de s’attaquer à la vie de cette icône. Emily Dickinson est devenue un véritable mythe dans l’imaginaire américain, celui d’une femme fragile et instable mentalement, davantage reconnue pour ses traits de caractère atypiques que pour son œuvre.
Un peu comme pour Edgar Allan Poe, l’artiste maudit, ou Emily Brontë, sa poésie s’est en quelque sorte effacée derrière son personnage. Terence Davies réussit le tour de force de lui rendre sa dimension humaine. Encore une fois, nous pouvons y voir un lien de filiation avec le film « Neruda ».
Sous nos yeux, Emily Dickinson reprend vie. Elle n’est plus seulement cette recluse misanthrope, incapable de s’affranchir de sa famille, mais une jeune femme intelligente, rebelle et complexe, définitivement coincée dans son rôle de femme.
Le film retrace le parcours de la poétesse, de son adolescence jusqu’à sa mort. Son existence contemplative se déroulera essentiellement en parallèle à la vie elle-même. Femme de passions contenues et de paradoxes, Emily Dickinson dédia sa vie à la poésie avec une ferveur quasiment monacale.
Dès le début du film, dans une scène d’anthologie, nous assistons à la révolte de cette poétesse en devenir contre l’instruction évangélique de ses professeurs. Femme anticonformiste et féministe avant l’heure, elle démontrera une rébellion tranquille envers la société victorienne de l’époque figée dans ses mœurs et coutumes. Comme spectateurs, c’est avec un réel plaisir que nous la redécouvrons dans toute son humanité.
Pour l’incarner, le réalisateur a jeté son dévolu sur l’actrice Cynthia Nixon, un choix judicieux, car elle réussit à traduire avec toutes les nuances nécessaires les conflits intérieurs secouant l’artiste.
Une autre idée judicieuse fut celle d’utiliser une voix hors champ, celle de Nixon, pour réciter des extraits de la poésie de l’artiste. Les mots font, en quelque sorte, contrepoids à l’austérité de son existence. Ils nous donnent accès à son intériorité et à la grandeur de son âme.
Lors la première partie du film, la plus lumineuse, le réalisateur s’attarde à nous décrire avec minutie le quotidien de la poétesse et de sa famille. Nous ressentons de la sympathie pour les trois enfants de la fratrie, vivant dans un environnement cloisonné sous l’égide d’un père aimant, mais rigide et d’une mère à la santé fragile.
Cette tribu incroyablement soudée, mais refermée sur elle-même sera d’autant plus fragile aux aléas funestes de la vie. Il se dégage de leur quotidien un certain sentiment d’oppression. Dans cette famille, tout semble continuellement figé, malgré l’effet du temps. Deux scènes cristallisent cet état d’apesanteur dans lequel baignent les Dickinson. Celles-ci ont une incroyable force d’évocation et pourraient même résumer le film à elles seules.
D’abord, il y a cette scène quasiment picturale, tournée à la lumière des chandelles, nous rappelant le film « Barry Lyndon », où la caméra pivote lentement autour des membres de la famille. Cette caméra saisit, au passage, leurs regards, leurs expressions. Elle s’immobilise lentement devant la mère, qui, dans une lumière crépusculaire, raconte mélancoliquement l’histoire d’un ami décédé prématurément.
Ensuite, la deuxième scène-clé est celle se déroulant chez le photographe. Les enfants Dickinson et leur père attendent de se faire prendre en photo. Le réalisateur, par une technique de mise en scène étonnante, les vieillit sous nos yeux, leur visage d’adolescents se confondant à leur visage d’adulte. Cette scène accentue cette impression d’immobilité qui traverse le film.
Emily Dickinson est alors vive d’esprit et drôle, mais nous devinons tout de même chez elle la présence de certaines failles. Son refus des conventions et son désir de reconnaissance littéraire, reconnaissance alors interdite aux femmes, la prédisposeront aux désenchantements futurs.
Dans la deuxième partie du film, le cinéaste avait un défi majeur à relever. Comment représenter cette période de la vie de l’artiste, une période marquée par les deuils et par la fin des espérances, sans retomber dans la représentation mythifiée de la poétesse?
À cet égard, il y parvient en partie seulement. Une certaine lourdeur et monotonie s’installe de scène en scène. Cette lourdeur pourrait même rebuter le spectateur à la longue. Nous assistons donc impuissant à l’isolement progressif d’Emily Dickinson, son espace vital se réduisant progressivement comme peau de chagrin.
Cette impression d’accablement, avec l’omniprésence de la mort en filigrane, se retrouve amplifiée par le refus du réalisateur de tomber dans l’artifice. Il évite toute amplification romanesque et brosse un portrait sans concession, mais empathique d’une femme déclinante.
Emily Dickinson rêvait de reconnaissance et d’absolu. Pourtant, seulement sept de ses poèmes seront publiés de son vivant. Elle décédera d’ailleurs dans l’indifférence générale. Paradoxalement, des années après sa mort, ses poèmes seront lus et enseignés dans les écoles du monde entier. Il est difficile de ne pas y voir une sorte de pied de nez à l’histoire. Emily, contre toute attente, aura réussi à devenir une immortelle…
En conclusion, « A quiet passion », bien que peu accessible et austère à l’occasion, demeure une œuvre d’une grande intégrité, vibrante et pétillante d’intelligence, à l’image de son personnage principal.
Du critique caustique